Comme des célibataires de l'art
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 7 : Le Temps retrouvé
Le narrateur repense aux moments de sa vie où, par paresse, il n’a pas cherché à mettre des mots justes sur ses impressions qu’il pressentait profondes. Cette paresse lui semble universelle et même toucher les amateurs d’art. Dans une critique aussi acerbe que comique, le narrateur explique que si certains amateurs s’exaltent à l’excès au sujet de l’art, c’est parce qu’ils n’utilisent pas leur amour de l’art et leur énergie dans un travail créatif qui nécessiterait d’approfondir leurs impressions. Comme des célibataires d’un nouveau genre — non sans amant mais sans projet artistique —, ils semblent condamnés à l’insatisfaction perpétuelle :
Même dans les joies artistiques, qu'on recherche pourtant en vue de l'impression qu'elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même […] : le petit sillon que la vue d'une aubépine ou d'une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l'apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l'église jusqu'à ce que – dans cette fuite loin de notre propre vie […] et qui s'appelle l'érudition – nous les connaissions aussi bien […] que le plus savant amateur de musique ou d'archéologie.
Aussi combien s'en tiennent là qui n'extraient rien de leur impression, […] comme des célibataires de l'art ! Ils ont les chagrins qu'ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité ou le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des oeuvres d'art que les véritables artistes, car leur exaltation n'étant pas pour eux l'objet d'un dur labeur d'approfondissement, elle se répand au dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage. Ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : « Bravo, bravo » après l'exécution d'une oeuvre qu'ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. Cependant celui-ci, inutilisé, reflue même sur leurs conversations les plus calmes, leur fait faire de grands gestes, des grimaces, des hochements de tête quand ils parlent d'art. « J'ai été à un concert. Je vous avouerai que ça ne m'emballait pas. On commence le quatuor. Ah ! mais, nom d'une pipe ! ça change » (la figure de l'amateur à ce moment-là exprime une inquiétude anxieuse comme s'il pensait : « Mais je vois des étincelles, ça sent le roussi, il y a le feu »). […] Ce regard est précédé d'une intonation anxieuse aussi, de ports de tête, de nouvelles gesticulations, tout le ridicule des moignons de l'oison qui n'a pas résolu le problème des ailes et cependant est travaillé du désir de planer. De concerts en concerts passe sa vie ce stérile amateur, aigri et inassouvi quand il grisonne, sans vieillesse féconde, en quelque sorte le célibataire de l'art. […]
Encore, si risibles soient-ils, ne sont-ils pas tout à fait à dédaigner. […] Ces amateurs velléitaires et stériles doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait […] le désir du vol. « Et, mon vieux, ajoute l'amateur en vous prenant par le bras, moi c'est la huitième fois que je l'entends, et je vous jure bien que ce n'est pas la dernière. » Et en effet, comme ils n'assimilent pas ce qui dans l'art est vraiment nourricier, ils ont tout le temps besoin de joies artistiques, en proie à une boulimie qui ne les rassasie jamais. 📖