C'est avec des adolescents que la vie fait des vieillards
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 7 : Le Temps retrouvé
Après avoir passé de nombreuses années loin de Paris, le narrateur retrouve, lors d’une réception, d’anciennes connaissances qu’il a parfois du mal à reconnaître. Comme s’il assistait à une sorte de bal masqué, certaines personnes qu’il a connues portent un masque de Temps. Le narrateur, qui se considère toujours comme un jeune homme, se rend compte que si le temps a passé pour elles, aussi le temps a-t-il sans doute passé pour lui. Il en a alors confirmation coup sur coup, en s’entendant qualifier de “vieux”, puis lorsqu’il retrouve Bloch, un ancien camarade qui a presque le même âge que lui :
Une jeune femme que j'avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu'il est nécessaire que, dans le divertissement final d'une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu'on s'étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. […] Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, […] je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux […] « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » […] « Son plus vieil ami ! me dis-je, elle exagère ; peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc… » À ce moment un neveu du prince s'approcha de moi : « Vous qui êtes un vieux Parisien », me dit-il. Un instant après on me remit un mot. […]
Presque aussitôt après quelqu'un parla de Bloch, je demandai si c'était du jeune homme ou du père […] « Je ne savais pas qu'il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit le prince. Mais c'est évidemment du père que nous parlons, car il n'a rien d'un jeune homme, ajouta-t-il en riant. […] » Et je compris qu'il s'agissait de mon camarade. Il entra d'ailleurs au bout d'un instant. Et en effet sur la figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d'arrêt, et où j'aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si d'autre part je n'avais reconnu devant moi mon ami [...] Pour moi qui l'avais connu au seuil de la vie et n'avais jamais cessé de le voir, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que m'ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J'entendis dire qu'il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c'est parce qu'il l'était en effet et que c'est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d'années que la vie fait des vieillards.