Ces lieux merveilleux que sont les gares
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 2 : À L'ombre des jeunes filles en fleurs
Le narrateur est devenu indifférent à l’égard de Gilberte, comme s’il était guéri de son ancien amour. Il s’apprête à partir pour Balbec et se réjouit d’y aller par le train plutôt qu’en automobile. Ainsi, il aura vraiment l’impression d’aller d’un nom de ville à un autre — sujets favoris de rêveries du narrateur —, car c’est dans leur nom qu’est situé pour lui l’essence des lieux qu’il désire visiter. Mais pour cela, il lui faut renoncer à ses habitudes et affronter les lieux désagréables que sont les gares qui, parce qu’elles assombrissent la vue que l’on a du ciel, lui rappelle des peintures de scènes bibliques tragiques :
Mon voyage à Balbec fut comme la première sortie d'un convalescent qui n'attendait plus qu'elle pour s'apercevoir qu'il est guéri.
Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd'hui en automobile, croyant le rendre ainsi plus agréable. On verra qu'accompli de cette façon, il serait même en un sens plus vrai puisqu'on y suivrait de plus près, dans une intimité plus étroite, les diverses gradations par lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n'est pas de pouvoir descendre en route et s'arrêter quand on est fatigué, c'est de rendre la différence entre le départ et l'arrivée […] aussi profonde qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu'elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu'au cœur d'un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il nous menait d'un nom à un autre nom, et que schématise […] l'opération mystérieuse qui s'accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l'essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom. […]
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques, car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer, au sortir de la salle d'attente, à retrouver tout à l'heure la chambre familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère, dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en chemin de fer ou l'érection de la Croix.
Une Page de Proust fête ses trois ans 🎂
Merci beaucoup pour votre lecture !
À cette occasion, j’ai re-travaillé le premier extrait publié. Que de chemin parcouru !