Auprès des filles sérieuses
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 5 : La Prisonnière
Le narrateur vient de tomber sous le charme d’une employée de crémerie. Il réalise que s’il aime tant les femmes qui lui semblent d’abord inaccessibles, c’est à cause du contraste entre leur attitude d’abord hautaine, puis (avec un peu de chance) lascive :
Si les femmes de ce qu'on appelait autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes […] nous attirent si peu, ce n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont toutes prêtes, que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles nous l'offrent déjà, c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes. L'écart, là, est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs. Nous voulons obtenir d'une femme une statue entièrement différente de celle qu'elle nous a présentée. Nous avons vu une jeune fille indifférente, insolente au bord de la mer, nous avons vu une vendeuse sérieuse et active à son comptoir qui nous répondra sèchement ne fût-ce que pour ne pas être l'objet des moqueries de ses copines, une marchande de fruits qui nous répond à peine. Hé bien ! nous n'avons de cesse […], à la suite de manèges adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne, d'entourer notre cou de ces bras qui portaient les fruits, d'incliner sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là glacés ou distraits – ô beauté des yeux sévères aux heures du travail où l'ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes, des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui maintenant que nous l'avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l'amour ! Entre la vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de fruits, la crémière […], le maximum d'écart est atteint, tendu encore à ses extrêmes limites, et varié, par ces gestes habituels de la profession qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d'aussi différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà chaque soir s'enlacent à notre cou tandis que la bouche s'apprête pour le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu'elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir est supprimée. Mais on recommence avec d'autres femmes, on donne à ces entreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses forces, on crève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être nous faire manquer le premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce premier rendez-vous, on sait pourtant qu'il accomplira l'évanouissement d'une illusion. Il n'importe, tant que l'illusion dure on veut voir si on peut la changer en réalité, et alors on pense à la blanchisseuse dont on a remarqué la froideur.