Au milieu des flots de la vie de tous
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
La vie de la duchesse de Guermantes fascine le narrateur autant qu’elle lui demeure inaccessible. Si par l’intermédiaire de Françoise, la fidèle domestique de sa famille, il obtient de précieuses informations sur sa vie, son entourage, ses déplacements (par le hasard de la vie, le jeune narrateur et sa famille logent dans le même hôtel particulier que le duc et la duchesse de Guermantes), l’essence de sa vie n’en reste pas moins mystérieuse, comme un parfum secret. Mais ce qui lui fait le plus éprouver la distance qu’il y a entre son univers et le sien, c’est de sentir comme Mme de Guermantes est si à l’aise dans son milieu, sa présence si attendue ou réclamée, que sa situation de reine sociale parmi les aristocrates du faubourg Saint-Germain s’en trouve comme dissoute et presque sans importance :
Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, j'entendis nommer quelques-uns des salons où elle allait, mais je ne me les représentais pas : du moment qu'ils étaient une partie de sa vie, de sa vie que je ne voyais qu'à travers son nom, n'étaient-ils pas inconcevables ?
« Il y a ce soir grande soirée d'ombres chinoises chez la princesse de Parme, disait le valet de pied, mais nous n'irons pas, parce que, à cinq heures, Madame prend le train de Chantilly pour aller passer deux jours chez le duc d'Aumale, mais c'est la femme de chambre et le valet de chambre qui y vont. Moi je reste ici. […]
— Alors vous n'êtes plus pour aller au château de Guermantes cette année ?— C'est la première fois que nous n'y serons pas : à cause des rhumatismes à Monsieur le Duc, le docteur a défendu qu'on y retourne […]
— Et au théâtre est-ce que vous y allez ?
— Nous allons quelquefois à l'Opéra, quelquefois aux soirées d'abonnement de la princesse de Parme, c'est tous les huit jours ; il paraît que c'est très chic ce qu'on voit : il y a pièces, opéra, tout. Madame la Duchesse n'a pas voulu prendre d'abonnements mais nous y allons tout de même […] souvent dans la baignoire de la princesse de Guermantes, la femme du cousin à Monsieur le Duc. C'est la sœur au duc de Bavière. […]
Cette villa, cette baignoire, où Mme de Guermantes transvasait sa vie, ne me semblaient pas des lieux moins féeriques que ses appartements. Les noms de Guise, de Parme, de Guermantes-Bavière, différenciaient de toutes les autres les villégiatures où se rendait la duchesse […] S'ils me disaient qu'en ces villégiatures, en ces fêtes consistait successivement la vie de Mme de Guermantes, ils ne m'apportaient sur elle aucun éclaircissement. Elles donnaient chacune à la vie de la duchesse une détermination différente, mais ne faisaient que la changer de mystère sans qu'elle laissât rien évaporer du sien, qui se déplaçait seulement, protégé par une cloison, enfermé dans un vase, au milieu des flots de la vie de tous. La duchesse pouvait déjeuner devant la Méditerranée à l'époque de Carnaval, mais dans la villa de Mme de Guise, où la reine de la société parisienne n'était plus, dans sa robe de piqué blanc, au milieu de nombreuses princesses, qu'une invitée pareille aux autres, et par là plus émouvante encore pour moi, plus elle-même d'être renouvelée comme une étoile de la danse qui, dans la fantaisie d'un pas, vient prendre successivement la place de chacune des ballerines ses sœurs ; elle pouvait regarder des ombres chinoises, mais à une soirée de la princesse de Parme ; écouter la tragédie ou l'opéra, mais dans la baignoire de la princesse de Guermantes. 📚