À la recherche d'un rêve de Japon III
Le mystère du jeu japonais de l'épisode de la madeleine
Chers fidèles lecteurs, chers nouveaux lecteurs,
Vous l’avez maintenant compris — si je vous ai partagé une longue série d’extraits évoquant le japonisme, c’était pour introduire d’une façon originale le plus célèbre passage de À la recherche du temps perdu : celui de la madeleine !
Comme j’ai été étonnée, en partant sur les traces du Japon dans La Recherche, de découvrir que la première allusion apparaissait justement dans ce passage. Comme le narrateur — qui ne se souvenait presque plus de son enfance avant cet épisode —, je n’en avais aucun souvenir !
Pour accentuer le processus dynamique au cours duquel ses souvenirs d’enfance refont surface — déclenché par la saveur autrefois familière d’une madeleine imbibée de thé —, le narrateur compare cette résurrection à :
… ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissable consistant à mettre dans de l’eau de petits bouts de papier repliés qui, lorsqu’ils y sont plongés, deviennent des fleurs, des maisons ou des personnages consistants et reconnaissables [...] 📖
Le dernier traducteur en japonais de La Recherche affirme que ce jeu s’appelle “suichûka” et est d’avis que la description qu’en fait Proust relève d’une exagération car :
Tous les Japonais qui connaissent le jeu savent bien que les petits papiers repliés ne laissent épanouir en principe que des fleurs. Le caractère miraculeux de l’épisode de la madeleine, cette épiphanie par laquelle “de petits morceaux de papiers jusque là indistincts […] deviennent des fleurs, des maisons des personnages consistants et reconnaissables”, repose, ici encore, sur le japonisme peu exact auquel adhéraient la plupart des lecteurs occidentaux de cette époque.
Mais si je me suis permise de qualifier ce jeu décrit par Proust de “quasi imaginaire”, c’est parce que la description très poétique qu’il en fait n’est pas à la hauteur des illustrations du jeu en question.
D’après mes recherches et surtout celles d’une amie japonaise, le mot suichûka (水中花, littéralement, fleur dans l'eau) est utilisé pour nommer tout type de fleurs immergées dans de l’eau. Dans le cas qui nous intéresse, le suichûka ne serait pas vraiment un “jeu” mais plutôt un “jouet”, un jouet bon marché, un peu comme les bulles de savon pour les enfants.
À l’origine, ces fleurs étaient plutôt destinées à amuser les adultes et produisaient de la mousse en flottant dans du saké (l’alcool de riz japonais).
L’amusement que procure le suichûka n’est que visuel : il consiste à tremper dans de l’eau, non du papier replié mais des tiges d’herbes ou des morceaux de moelle de bois comprimés. Cela ressemble à de petites pièces de monnaies colorées qui flottent et qui se déroulent en formant des arabesques à la surface l’eau.
Le but du suichûka est de faire ressentir “visuellement” de la fraîcheur aux spectateurs et serait encore vendu dans certaines fêtes foraines japonaises l’été.
Mais il semble peu connu de la jeune génération. Parmi les nombreuses personnes que mon amie japonaise a interrogées — qui n’a pas économisé ses efforts (si j’avais su !) malgré le peu d’importance qu’a tout cela —, seuls ses parents connaissaient le suichûka. “Ce n’est pas très beau” ont-ils reconnu.
Et en effet… retrouvez ici la vidéo la plus concrète que j’ai pu trouver et ici le récit d’une très bonne enquête menée sur le jeu, à l’origine des photos ci-dessous.
Oui, ce n’est pas très beau… Quelle déception ! Nulles maisons ni personnages n’apparaissent, et il faut beaucoup d’imagination pour y voir ne serait-ce que des fleurs…
Il semblerait que Proust ait plus qu’exagéré sa description.
Comme nous l’avons mis à jour, lorsqu’il fait référence à l’art ou la culture japonaise, Proust ne fait pas preuve d’exactitude mais s’en sert pour faire rêver ses lecteurs, qui associent volontiers toute allusion au Japon à un imaginaire de beauté, de poésie et de mystère.
Il n’a pourtant pas inventé le jeu de toutes pièces !
Des “fleurs merveilleuses” japonaises lui auraient été offertes par Marie Nordlinger, une amie anglaise qui l’a aidé à traduire La Bible d’Amiens de Ruskin, mais contrairement à ce qu’il pensait, elles n’étaient pas en papier, mais en moelle de fibre d’arbuste.
Il est certain qu’il n’a vu apparaître que des “fleurs” de ce cadeau, car deux ans avant la publication de Du côté de chez Swann, il demandait des renseignements à un ami marchand d’art concernant le jeu :
Pourriez-vous demander à des Japonais comment cela s’appelle, mais surtout si cela se fait quelquefois dans du thé, si cela se fait dans de l’eau indifféremment chaude ou froide, et dans les plus compliquées s’il peut y avoir des maisons, des arbres, des personnages, enfin quoi.
Avec mon amie, nous avons convenu que la meilleure illustration à garder en tête — et que l’on peut encore admirer aujourd’hui — est celle de boules de feuilles de thé tressées, qui, plongées dans l’eau chaude, s’épanouissent comme des fleurs :
Cette traversée sur la piste du japonisme au cœur de À la recherche du temps perdu, qui nous a mené jusqu’au passage de la madeleine, s’achève enfin.
J’espère que le voyage vous a plu !
Très bel été,
Sandrine