« Oriane est snob. »
Extrait de À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le Côté de Guermantes
Le narrateur compare l’attitude superficiellement attentionnée de la duchesse Oriane de Guermantes, avec celle de la duchesse de Montmorency, volontiers serviable avec lui mais désagréable. Il se demande laquelle des deux duchesses, qui se détestent entre elles, représente une véritable amie pour lui :
Les gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière de se comporter à notre égard, on pourrait même dire à amitié égale, trahit des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables, mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais si je lui avais demandé un rien en dehors de cela n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d'obtenir un verre de cidre non prévu dans l'ordonnance des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir, ou de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé et incapable du moindre effort pour m'être utile ? […] Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse me disait : « C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort au-dessous de nous : « Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à personne », et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire) : « Oriane est snob. »
Pourquoi j’ai aimé cet extrait :
L’une des grandes vérités illustrées dans La Recherche est que les gens sont rarement tous blancs ou tous noirs, ils peuvent changer complètement d’attitude avec le temps, nous pouvons même ignorer longtemps le meilleur ou le pire de nos proches connaissances.
Comme il est troublant de se dire que l’altruisme de Mme de Montmorency vaut peut-être moins que l’égoïsme raffiné de la duchesse de Guermantes dans la vie du narrateur. Car s’il nous parle peu de la première dans La Recherche, les travers d’Oriane sont parmi ceux qu’il aime le plus peindre à mesure qu’il les découvre.